L'ordre islamique règne à Grozny
De nuit, sur l’avenue Poutine, l’immense mosquée Dok Nokhtchi (Coeur de Tchétchénie) flambant neuve brille de mille feux. L’avenue centrale est bordée de jeunes arbres. On y longe des magasins de luxe, des hôtels, des bâtiments administratifs aux façades richement ornées. Une firme turque construit quatre gratte-ciel. De gigantesques portraits des Kadyrov père et fils – l’ex et l’actuel président tchétchène – sont accrochés sur un bon tiers des bâtiments. Grozny se donne des airs d’émirat pétrolier. Mais derrière cette vitrine, dix ans après la fin de la guerre, la terreur et la violence règnent en Tchétchénie. Enlèvements, torture, disparitions, attentats, fusillades sont le pain quotidien des habitants. "[Le président Ramzan] Kadyrov élimine physiquement toute opposition", explique Edelbek Khamogomadov, directeur de la Bibliothèque nationale tchétchène et seule personne à accepter de nous parler à visage découvert. "Si le pouvoir vous a dans le collimateur, ajoute-t- il, vous êtes rossé, torturé, vous perdez votre emploi. Il ne vous reste plus qu’une option: partir dans les montagnes rejoindre les indépendantistes. De ce fait, Kadyrov alimente lui-même la rébellion armée."
"Nous vivons mal, tandis que lui a tout"
Or le mécontentement monte, à cause du taux de chômage (80%) et de la gabegie qui règne. Les usines ont fermé, le commerce est en panne. Pour subsister, beaucoup élèvent une vache ou des poules dans leur jardin. "Kadyrov a été populaire pour deux raisons: il a reconstruit la ville et, surtout, il a fait disparaître les militaires russes qui terrorisaient la population, analyse Edelbek. Mais les Tchétchènes en ont marre de voir l’aide fédérale disparaître dans ses poches. Nous vivons mal, tandis que lui a tout."
Pour compléter le tableau, le président tchétchène a remis au goût du jour une pratique soviétique honnie: le "travail volontaire", vanté par des slogans d’un autre âge, qui contraint la population à participer bénévolement à des travaux publics. Au goût soviétique de son cocktail idéologique, Ramzan Kadyrov ajoute un ingrédient épicé: l’islamisation. Il a déclaré publiquement qu’à ses yeux les préceptes de la charia étaient plus importants que les lois fédérales russes. En ce mois de ramadan, tous les cafés et restaurants sont fermés. L’alcool est interdit. Toute forme de jeu est bannie. Aucune réaction de Moscou, même si ces mesures contredisent les lois russes.
"Le pacte avec Moscou est simple: il fait régner un semblant d’ordre; en échange, il reçoit des flots d’argent fédéral et la permission de faire ce qu’il veut dans son pré carré", explique Edelbek. Kadyrov y ajoute une servilité très poussée envers le Kremlin. Fin août, il a déclaré vouloir renoncer au titre de président "car il ne doit y avoir qu’un président dans toute la fédération". Dmitri Medvedev a apprécié l’initiative. Encouragé, Kadyrov va plus loin. Il a félicité à la télévision des intégristes ayant aspergé de peinture quelques femmes non voilées. Il fait surtout régner la peur. On réalise à quel point lorsqu’on veut se rendre au bureau local de Memorial, seule ONG osant enquêter sur les travers du pouvoir. Memorial a payé le prix fort l’an dernier, lorsque Natalia Estemirova, sa militante la plus en vue, a été assassinée. Sur ordre de Kadyrov, d’après le président de Memorial, Oleg Orlov.
"C'est notre petit Staline"
"Si je te conduis à Memorial, je serai automatiquement arrêté, explique Aslan (*.) Les Kadyrovtsy [sbires du président] vont débarquer chez moi. On me retrouvera crevé dans un fossé. J’ai une femme et des enfants à nourrir." Tous les taxis refusent, en avançant le même motif. La police quadrille le centre de Grozny et contrôle les papiers de quiconque ressemble à un étranger. Les médias sont particulièrement malvenus, mais ces contrôles sont essentiellement destinés à éviter l’infiltration de rebelles dans la capitale. Toute personne non officiellement enregistrée comme résidente de Grozny est immédiatement arrêtée et expulsée. Ramzan Kadyrov craint pour sa sécurité.
Dimanche dernier, des combattants indépendantistes l’ont raté de peu. Un groupe de 40 à 60 rebelles armés jusqu’aux dents s’est approché jusqu’à une centaine de mètres de la maison où il se trouvait, dans son village natal. Après l’échec de l’attaque, Kadyrov s’est fait filmer déambulant sourire aux lèvres entre les cadavres mutilés des rebelles. "C’est notre petit Staline, c’est ainsi qu’on le surnomme", raconte Chamil (*), un chômeur de 45 ans. Après quelques minutes de discussion le soir, autour d’un festin organisé pour le ramadan, les langues se délient. "J’en ai marre, lâche Akhmat (*). Nous vivons comme des chiens. Kadyrov nous vole tout ce qu’il peut. Il se dit musulman, mais un musulman n’a pas le droit de voler. Si la charia était respectée, il ne resterait plus un membre sur son corps!"
(*) Les prénoms ont été modifiés.