A l’Est, la fin du mirage
Prune Antoine - Paris - 15.5.2006
Depuis son adhésion en mai 2004, la nouvelle Europe a le blues. Entre poussée des partis conservateurs et nostalgie communiste, où est passé le rêve européen ?
« Des lendemains de fête ». C’est ainsi que Jacques Rupnik, directeur de recherches au Centre d’Etudes sur les Relations Internationales (CERI) et spécialiste de l’Europe centrale, qualifie les suites de l’élargissement de mai 2004. Car deux ans après, le coût du boom économique de l’Est est salé sur le plan social : hausse des tarifs des loyers, des transports, démantèlement du système médical, progression du chômage (20% en Pologne), précarité, inégalités, travail au noir… le passage au libéralisme ne s’est pas fait sans pots cassés. Justifiant le couplet parmi les perdants du système du ‘c’était mieux avant.’
« Pourquoi je regrette l’époque communiste ? L’éducation était gratuite, l’accès à l’emploi garanti, les employeurs ne nous traitaient pas comme des esclaves », affirme Urzula, une Polonaise de 50 ans. « Le phénomène de nostalgie du régime pré-1989 existe bel et bien : près de 20% des Tchèques affirment vouloir voter pour le Parti communiste », souligne Rupnik. « Mais il est limité aux personnes âgées qui perçoivent de faibles retraites et aux secteurs en restructuration comme l’industrie minière ou la sidérurgie, les plus durement touchés par le choc de la transition. » L’historien polonais Marcin Kula caresse lui une vision plus pessimiste : « Les gens ont été déçus par l’Europe depuis la chute du communisme : ils pensaient qu’une fois "libérés" ils seraient accueillis à bras ouverts. C’est pourquoi,» conclut-il, «ils ont une vision du passé communiste plus positive qu’en 1989. »
Eternel bouc émissaire
Du côté des dirigeants, la problématique de la désillusion mérite d’être posée. « L’euro-scepticisme a gagné du terrain du côté des élites politiques, » pointe Georges Mink, directeur de recherche au CNRS, fin connaisseur des PECO. « Certes, l’enjeu européen est devenu tangible car les gens ont bien vu qu’il y avait eu un coup de pouce de Bruxelles concernant l’infrastructure, les réseaux routiers ou les subventions agricoles. Mais l’Europe reste instrumentalisée par les politiques. » Un constat confirmé par Rupnik qui évoque une phase de « ‘décompression’ : après 10 ans d’efforts pour intégrer l’UE, le but est désormais atteint, expliquant ce relâchement, voire rejet actuel. »
Jean-Denis Mouton, directeur du Centre Européen Universitaire (CEU) de Nancy, analyse cette méfiance comme une « période de réalisme à l’égard de l’UE venue remplacer le mythe de l’adhésion.» Et préfère relativiser cette tendance négative : «une fois au pouvoir, les gouvernants dits eurosceptiques tempèrent considérablement leur discours, vu l’interdépendance socio-économique avec Bruxelles. » L’arrivée du très conservateur Lech Kaczinski en Pologne ou les bons scores réalisés par la droite dure de l’ODS en Tchéquie sont par ailleurs attribuables à des facteurs internes, comme l’érosion de la crédibilité des partis traditionnels.
Pingrerie et plomberie
Au-delà d’une certaine insatisfaction politique, l’entrée des pays de l’Est dans l’UE s’est produite dans un contexte globalement défavorable : si le processus d’élargissement s’est « remarquablement bien déroulé vu l’ampleur du projet » selon les mots d’Olli Rehn, commissaire à l’Elargissement, doutes et incertitudes planent désormais sur la construction européenne. L’effort budgétaire consenti lors de l’adhésion n’a pas été à la hauteur des espoirs, restant inférieur aux aides allouées lors de l’intégration de l’Espagne ou du Portugal en 1986. Un paysan polonais touche ainsi 25 % des fonds alloués à un paysan français. Pourtant Rupnik affirme que « l’apport financier consenti reste non négligeable au vu des ressources de ces 10 nouveaux pays, qui représentent seulement 5% du PNB global de l’UE. »
Toutefois les récentes tergiversations autour du budget 2007-2013 accréditent l’idée « que le grand élan de générosité des Etats membres n’a pas eu lieu et que les citoyens de l’Est restent considérés comme une catégorie de ‘seconde zone’. » Un tiers des citoyens lettons auraient toujours une opinion négative de l'Union européenne. La polémique en France autour de l’invasion des « plombiers polonais » a gravement accentué ce sentiment de rejet.
Aujourd’hui, c’est le thème des restrictions à la liberté de circulation de la main d’œuvre qui cristallise les inquiétudes. « La liberté de mouvement est le premier symbole de l’après-communisme. Pourquoi cet ostracisme ? », s’interroge Rupnik. « Les capitaux circulent, les supermarchés occidentaux polluent les paysage des villes et banlieues de l’Est alors que les habitants sont victimes de mesures discriminatoires. » Une seule certitude : à 7 mois de l’entrée présumée de Bulgarie et Roumanie dans l’UE, ce climat de désenchantement ne favorise pas l’élan européen.
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