L'UE parque ses refoulés en Ukraine
Les clandestins arrêtés à la frontière s'entassent par dizaines dans un camp inadapté.
Par Alexandra BILLETTE Libération.fr
Vendredi 29 septembre 2006 - Zigzaguant entre les champs en friche dans une petite Jeep de fabrication soviétique, des militaires ukrainiens effectuent leur ronde quotidienne en frôlant les barbelés de l'ancienne frontière de l'URSS. Les clôtures rouillées et les systèmes d'alarme inopérants témoignent des moyens vétustes de l'armée. De l'autre côté, des fonds de l'Union européenne ont permis au voisin hongrois de se doter du plus récent matériel de surveillance du territoire : jumelles infrarouges, patrouilles aériennes...
Lovée entre Slovaquie, Hongrie et Roumanie,
la Transcarpatie, pointe occidentale de l'Ukraine, est devenue un carrefour attractif pour nombre de clandestins en route vers l'«eldorado» européen.
Située à quelques kilomètres de la frontière slovaque,
la vallée de Perechin est un point de passage prisé. Dans cette région agricole oubliée, les petits villages endormis succèdent aux kolkhozes abandonnés.
Au café de Doubrinitchi, quelques jeunes assurent faire passer des étrangers par les chemins forestiers qu'ils connaissent. «Il n'y a rien ici, pas de boulot. Je peux travailler aux champs pour 5 dollars par jour ou faire passer un Pakistanais en Slovaquie pour 400 dollars», calcule Sacha. Dans le petit bar de Vichne Nemetske, le premier bourg slovaque de l'autre côté des montagnes, les clients confirment que les clandestins sont récupérés à la sortie de la forêt et transférés vers Bratislava «pour une centaine de dollars».
Une moitié d'entre eux seulement parviendraient à franchir la frontière. Les autres sont interceptés par les gardes-frontière ukrainiens, slovaques ou hongrois.
Dans l'ancienne caserne militaire de Pavchino, côté ukrainien, plus de 350 clandestins interpellés attendent ainsi que l'on veuille bien statuer sur leur sort.
On croule sous le nombre et des tentes ont été installées pour héberger les derniers arrivants. Dans les bâtiments en dur, ils sont entassés par dizaines dans les dortoirs.
Les sanitaires sont à l'abandon, l'eau insuffisante, la nourriture douteuse. «La situation est délicate, reconnaît le lieutenant-colonel Eduard Steblyuk, l'un des responsables militaires. Nos hommes jouent un rôle de gardien de prison qui n'est pas le leur et les moyens financiers manquent.» Seule une ONG locale est occasionnellement présente, distribuant des conserves et donnant quelques conseils juridiques.
Dehors, un petit groupe tue le temps. Originaires du Pendjab, en Inde, ces hommes voulaient trouver du travail en Europe. Désemparés dans ce pays dont ils ne connaissent pas la langue, ils ne comprennent pas pourquoi cette détention dure si longtemps. Certains sont au camp depuis plus de quatre mois. Alléchés par l'offre d'un réseau mafieux implanté au Pendjab, Prabhat et ses compagnons d'infortune ont versé plusieurs milliers de dollars contre la promesse d'un voyage facile jusqu'en Italie. Une fois libérés, ils envisagent de rebrousser chemin, avec l'aide de la famille, en Inde, qui enverra la somme nécessaire au billet d'avion.
A l'écart, Ahmed écoute la conversation d'une oreille. Il est hors de question, pour ce Palestinien de Ramallah, de revenir au pays. «Nous avons déjà fait le chemin, nous étions déjà arrivés en Europe. Pourquoi nous ont-ils ramenés ici ?» Ahmed n'est pas un cas isolé dans le camp.
Arrêtés par les gardes-frontière slovaques, les clandestins ont été interrogés durant quelques heures, puis remis aux officiels ukrainiens.
En vertu des «accords de réadmission» signés entre l'Ukraine et ses voisins occidentaux en 1993, un clandestin intercepté à la frontière peut être renvoyé. Une pratique utilisée par les Etats membres de l'UE, parfois au mépris du droit d'asile : «J'ai dit, en anglais, asylum, asylum aux policiers slovaques», explique Ahmed. L'organisation américaine des droits de l'homme Human Rights Watch a recensé de nombreux cas similaires dans son rapport publié l'an dernier et a demandé à l'UE de surseoir à cette pratique. Au moins tant que l'Ukraine ne peut pas gérer convenablement ces demandeurs d'asile.
L'Ukraine n'a jamais été une terre d'immigration, la corruption y est endémique, la législation sur le droit d'asile est floue et les moyens financiers sont dérisoires. Un centre d'accueil pour demandeurs d'asile existe bel et bien à Odessa, mais c'est le seul établissement de ce type et il peut héberger 200 personnes, pour 2000 demandeurs à l'heure actuelle. «Le gouvernement ukrainien n'apporte aucune aide, explique Natalia Prokopchuk, du bureau du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Kiev. Comment voulez-vous que l'installation des demandeurs d'asile se passe bien dans un pays où vous n'avez pas de toit et dont vous ne connaissez ni la langue ni la culture bureaucratique, si l'Etat ne vous aide pas ?»
Les plus débrouillards rêvent de continuer leur route. Comme cet Irakien, aujourd'hui russophone et plutôt bien intégré, qui obtiendra la citoyenneté ukrainienne dans quelques mois. Un cas rare. Que fera-t-il de son nouveau passeport ? «Je demande un visa Schengen et je rejoins mon frère en Allemagne. C'est beaucoup plus simple avec un passeport ukrainien !»