Comédie dramatiquePour dissimuler l’horreur de la solution finale, Hitler fit réaliser, en 1944, un film de propagande d’une confondante indécence. Voici l’histoire de cette incroyable mystification.Le cauchemar avançait masqué. C’est un épisode peu connu de la seconde guerre mondiale, une atrocité supplémentaire commise par les nazis, sans doute la plus cynique d’entre tous. En 1944, pour persuader un monde de plus en plus soupçonneux que les millions de juifs raflés à travers l’Europe sont bien traités, les Allemands décident de monter une incroyable mystification : ils vont faire passer le camp de Terezin, en Tchécoslovaquie, (Térézina, NDP) pour une cité idéale, peuplée de gens heureux. Ici, des artistes, des chercheurs, des artisans de toutes nationalités sont censés former une communauté unie conçue pour satisfaire tous les besoins de ses membres. Des jardins nourrissent les corps, des conférences et des concerts ravissent les esprits et les âmes, les vieillards et les enfants sont prises en charges et choyés.
Terezin est à ce point présenté comme un paradis que certain juifs céderont tous leurs biens au Reich contre une maison avec vue sur lr lac… Alors qu’il n’y a pas de lac – pas plus que de maison d’ailleurs !
Dans un premier temps, les nazis vont inviter la Croix-rouges internationale à visiter le camp. Les préparatifs sont fiévreux, a commencer par une sélection des détenus les moins affaiblis ( les autres sont envoyés directement à Auschwitz ). On plante des fleurs et des arbustes, on repeint les baraquements, on installe des banc, un kiosque à musique et même une piscine ! Le directeur ordonne aux musiciens de jouer
» à l’américaine, le plus jazzy possible » Du jazz, cette musique « dégénérée » interdite par les nazis !
Maurice Rossel, le représentant de la
Croix-Rouge, est stupéfait de constater combien, ici, les juifs sont libres ! Il a été demandé aux enfants affamés de dire
»Encore des sardines, oncle Rahm ! Des sardines, ils n’en avait jamais vu, ils ne savaient pas ce que c’était, rapporte un témoin.
Et qui aurait jamais appelé « oncle » le commandant du camp, Rahm ?Maurice Rossel a alors 26 ans, et ce jeune homme crédule se laissera berner par les apparences.( Interrogé dans ce film un demi-siècle plus tard, il ne semble toujours pas mesurer l’énormité de son erreur)
Son rapport est si élogieux que les nazis, enhardis, se montrent soudain plus ambitieux : s’ils ont pu tromper ainsi la
Croix-Rouge, ils pourraient bien duper la terre entière ! Ils décident donc de tourner un film de propagande, « Le Führer offre une ville aux juifs », destiné à prouver que les camps de concentrations sont des foyers de culture et d’humanité…
C’est ici que le destin d’un homme se mêle à la sinistre mascarade : Kurt Gerron, un comédien et réalisateur juif allemand extrêmement célèbre avant la guerre ‘il a notamment joué dans « L’ange bleu » ). Le documentaire, passionnant –notamment par la richesse des témoignages et des images d’archives - , retrace la trajectoire hors norme de cet artiste surdoué, fantasque, et égocentrique : en pleine tourmente hitlérienne, et malgré l’insistance de ses amis exilés outre Atlantique ( notamment Josef von Sternberg et Marlene Dietrich ), il refusera de se réfugier à Hollywood lorsqu’il en est encore temps parde qu’on ne lui accorde pas un billet de première classe sur le bateau !
»Il était trop fier » déplore sa nièce.
»Il était trop vaniteux, il se préoccupait uniquement de sa carrière, ce qui l’a conduit à fermer les yeux sur ce qui se passait » rapporte un autre témoin. Kurt Gerron refusera de voir en face la montée des périls, et la flambée de l’antisémitisme. Jusqu’au jour où le directeur de production du film qu’il est occupé à diriger à Berlin vient de chasser du plateau
»tous ceux qui ne sont pas de race aryenne ! » Magda Schneider, qui était la vedette de ce film, raconte ici :
»J’ai regardé Gerron, et il a détourné les yeux. C’était sa sentence de mort. Il a avalé sa salive, s’est levé et est sorti .On le voyait juste de dos, il tremblait terriblement, et je n’ai jamais pu oublier : son dos agité de tremblements m’a hantée pendant des années »Gerron le flamboyant va alors entamer une vie d’exil, de Paris à Amsterdam, entre cinéma et cabaret. Le feu est à sa porte mais il ne bronche pas. Il finira par être déporté à son tour, et, après avoir symbolisé, dans les œuvres de propagande nazie, tout ce que ces derniers haïssaient chez les juifs, Kurt Gerron sera désigné, à l’été 1944, pour réaliser le film de l’ignoble mystification. Il n’a plus tourné depuis sept ans alors, et ne veut pas laisser passer cette occasion : il va donner le meilleur de lui-même ! Mais il va aussi, il va surtout ; signer un pacte avec le diable.
»Tout le monde pouvait voir qu’il était ravi de faire ce travail » se souvient un survivant de l’aventure.
»Il commandait, il donnait des ordres, mais il portait l’étoilr jaune » note un autre qui ajoute :
» On voyait bien qu’il avait peur… » Disparu pendant près de cinquante ans, « Le Führer offre une village aux juifs » permet aujourd’hui de mieux comprendre ce que fut le rôle de la propagande, et le pernicieux pouvoir de la désinformation. Mais avec le recul, ces images en noir et blanc d’un bonheur factice (la plupart des acteurs seront exécutés à l’issu du tournage) sonnent terriblement faux. Malgré tout le talent et application de cet artiste maudit que fut Kurt Gerron.
Editorial par Richard Cannavo, TéléObs Elöd