Le malaise letton
La Lettonie a vécu de grands bouleversements au cours des 15 dernières années. Notre journaliste André Duchesne s'y est rendu récemment pour couvrir le sommet de l'OTAN. Son compte-rendu.
Parti deux heures plus tôt d'Amsterdam, l'appareil du transporteur KLM approche doucement de l'aéroport de Riga. Son visage tourné vers le hublot, Natalia fixe les champs, les lacs, les forêts, les villages de sa Lettonie natale.
À mesure que l'avion descend, sa fébrilité augmente.
«On approche! Mes mains tremblent!» lance avec émotion la jeune femme de 23 ans.
Dix-huit mois après avoir quitté la Lettonie, Natalia n'en est qu'à son second retour dans son pays. Cette fois, elle vient célébrer l'anniversaire de sa sur aînée. «Son anniversaire est aujourd'hui, dit-elle. Ma visite, c'est mon cadeau.»
Elle a hâte de la retrouver, ainsi que sa famille et ses amis. Deux visites en 18 mois, c'est trop peu. Natalia se promet qu'elle n'espacera plus ses visites de plus de cinq ou six mois.
L'exil de la jeune femme n'est pas un cas isolé dans ce pays. Depuis son adhésion à l'Union européenne en 2004, la Lettonie a vu des dizaines de milliers de ses habitants partir pour d'autres cieux.
Dans le cas de Natalia, c'est la rencontre de son amoureux néerlandais qui l'a incitée à quitter la Lettonie pour aller vivre à La Haye. Elle y a décroché un emploi stable et bien payé. Mais dans la majorité des situations, c'est davantage le portefeuille que le cur qui pousse les Lettons à quitter le pays pour aller travailler ailleurs. Ce flux massif d'émigration est un sujet de préoccupation constant dans ce pays balte.
«Avec l'inflation, l'émigration est une des questions les plus préoccupante de la Saeima (le Parlement du pays), dit Janis Ikstens, professeur de sciences politiques à l'Université de Lettonie. Et jusqu'à un certain point, les deux questions sont liées. Nous sommes le deuxième pays le plus pauvre de l'Europe. Avec l'adhésion à l'UE, les Lettons ont un accès sans contrainte aux marchés du travail de certains autres pays européens. Ce sont davantage les gens qui ont peu d'éducation, peu de qualifications et qui gagnent de très bas salaires qui partent. Ils ne peuvent trouver des emplois décents ici et s'en vont à la recherche d'une vie meilleure.»
L'Irlande, la Grande-Bretagne et la Suède sont particulièrement populaires, parce que l'accès aux emplois est libre de contraintes.
Pas le paradis
Entre 18000 et 35000 personnes auraient quitté le pays uniquement pour l'Irlande depuis l'entrée dans l'UE. De fait, depuis l'accession à l'indépendance, en 1991, la population lettone a chuté de 2,66 à 2,3 millions d'habitants. Facteur aggravant, ceux qui partent n'ont pas l'intention de revenir.
«En octobre dernier, il y a eu des élections législatives. Or, sur les milliers de Lettons qui demeurent maintenant en Écosse et qui avaient droit de vote, une poignée seulement sont allés aux urnes», mentionne Aleks Tapinsh. Ce Letton de 29 ans, journaliste dans un quotidien de l'Indiana aux États-Unis, a créé un site Internet, All About Latvia, sur les actualités de son pays d'origine.
Évidemment, ce ne sont pas tous les Lettons qui veulent partir. Andra Jakovica, 25 ans, et Liza Mardan, 19 ans, souhaitent faire carrière dans leur pays. «J'ai des amis qui sont partis, disant qu'il n'y a pas d'avenir ici, dit cette dernière. Moi je crois que cela dépend de ce qu'on attend. Je leur réponds qu'ils doivent essayer de faire quelque chose pour leur pays. Moi, je reste, c'est une question de principe.»
La présidente de la Lettonie, Vaira Vike-Freiberga, apporte des nuances sur les avantages économiques associés à l'émigration. «Je me rappelle d'une dame, infirmière ici, qui est partie en Irlande cueillir des champignons dans une ferme. Le travail était très dur, mais très bien payé. Son idée était d'économiser de l'argent, de revenir en Lettonie et d'acheter un appartement au centre-ville de Riga. Elle a fait ses économies, mais à son retour, le prix des appartements avait triplé. Donc, elle était Gros-Jean comme devant», d'expliquer Mme Vike-Freiberga à La Presse.
Dans les pays d'accueil des Lettons, les salaires sont plus élevés, mais le coût de la vie aussi. «Ce n'est donc pas le paradis sur terre aussi clairement qu'on pourrait le penser», argue-t-elle.
Mme Vike-Freiberga reconnaît les problèmes engendrés par la situation actuelle. «Avec la libre circulation des gens, il y a période de transition. Il faudra un certain temps avant que les salaires s'égalisent et, naturellement, cela va entraîner des départs. De plus, le pays doit composer avec l'héritage soviétique. Démanteler complètement l'infrastructure soviétique et la reconstruire prend du temps. Cela a aussi un impact sur la balance commerciale du pays. Le but à long terme pour la Lettonie sera de rejoindre les salaires moyens et d'offrir une bonne qualité de vie, notamment dans les petites villes», ajoute la présidente.
Député du Parti du peuple, la formation qui mène la coalition au pouvoir à la Saeima, Marek Jeglins déplore de son côté l'effet des départs sur le flux de travailleurs. À son avis, il y a une pénurie de bras dans les emplois modestes. Lesquels sont comblés par des travailleurs au noir, eux-mêmes émigrés de nations voisines.
«La solution passe par l'augmentation des salaires pour permettre à nos gens d'améliorer leur sort», dit M. Jeglins.
«Comment ramener les gens? En haussant les salaires, répond aussi Janis Ikstens. Mais comment faire cela sans heurter la compétitivité et la productivité des entreprises? Rien n'est simple dans tout cela.»