Les pays de l'élargissement s'intègrent mal à Bruxelles
A l'instar de la Pologne, qui essaie d'exister en employant la méthode forte, les dix nouveaux Etats membres se demandent encore comment peser sur les décisions européennes, plus de deux ans après l'élargissement. Varsovie restait insensible, mardi 21 novembre, à la pression de ses partenaires pour lever son veto au démarrage des négociations en vue d'un nouvel accord de partenariat avec les Russes. "La Pologne est la seule à faire un usage régulier de son droit de veto, mais ces méthodes sont le reflet d'une frustration plus générale", juge Daniel Gros, le directeur à Bruxelles du Centre d'étude des politiques européennes.
Les dix nouveaux pays ont accumulé les motifs d'amertume. Lors de la remise à plat de la directive services (ex-Bolkestein), adoptée mercredi 15 novembre, ce sont les pays les plus opposés au projet, France et Allemagne en tête, qui ont mené la danse au Parlement comme au Conseil, contre l'avis des nouveaux membres, partisans d'une large libéralisation. Quand les Dix militent ensemble pour assurer la libre circulation de leurs travailleurs, les "quinze" ouvrent timidement leurs portes, à l'exception de l'Irlande et du Royaume-Uni. Lorsque la nouvelle Europe conteste la pertinence des critères de Maastricht pour juger de son aptitude à adopter l'euro, les pays de la zone refusent de faire preuve de souplesse.
Sur le papier, les Dix ne sont pourtant pas quantité négligeable, à l'heure où l'élargissement, faute de Constitution, a compliqué le fonctionnement de l'Union. "En terme de votes, leur influence est supérieure à leur poids économique", observe Peter Balazs, un ancien commissaire hongrois. Au Parlement, les nouveaux membres disposent de 159 élus sur 732 députés. Au sein de la Commission, José Manuel Barroso a attribué des postes d'importance à des personnalités envoyées par les capitales d'Europe centrale : politique régionale à une Polonaise, gestion du personnel à un Estonien, budget à une Lituanienne.
Au Conseil, les voix des Dix sont courtisées par les anciens membres. Le Royaume-Uni a pu compter sur la plupart des capitales d'Europe centrale pour continuer de bénéficier d'horaires de travail supérieurs au plafond européen. Quand l'unanimité est requise, comme sur la fiscalité, les négociations tournent désormais à la foire d'empoigne : en début d'année, Pologne, Chypre et République tchèque ont ainsi bloqué plusieurs jours un accord relatif à la taxe sur la valeur ajoutée. "Les nouveaux membres interviennent pour défendre leurs intérêts, mais sans prétendre fixer la direction", constate un habitué des réunions bruxelloises.
"La catégorie des nouveaux Etats membres existe rarement dans l'Union", observe le commissaire estonien Siim Kallas : "Chacun réagit en fonction de ses intérêts propres, et ceux-ci sont en général très divers." En matière commerciale, les Polonais soutiennent les positions franco-italiennes, pour protéger leurs tissus industriels, alors que les Hongrois prônent le libre-échange, à l'instar des Anglais et des Allemands.
Il n'y a pas d'alliances privilégiées avec tel ou tel ancien membre. L'Allemagne, qui a plaidé sans relâche pour leur adhésion après la chute du rideau de fer, est un partenaire naturel. Mais elle peine à engranger les dividendes de ce soutien, comme le montrent les vives tensions survenues ces derniers mois entre Berlin, la Pologne et les pays baltes en matière d'énergie, un domaine où les Dix exigent davantage de solidarité.
Le Royaume-Uni n'a pas davantage été en mesure de fidéliser des pays pourtant réputés atlantistes et réformateurs. Avant mai 2004, la plupart des Dix, alors candidats, ont soutenu la guerre en Irak, au côté de Londres, de Rome et de Madrid. "Ils ont raté une occasion de se taire", avait commenté Jacques Chirac, suscitant leur colère. Mais la séduction exercée par Tony Blair s'est estompée : lors de sa présidence de l'Union, fin 2005, le locataire du 10 Downing Street a refroidi ses collègues de l'Est de l'Europe en exigeant qu'ils renoncent à une partie des aides qui leur étaient promises, afin de boucler le budget communautaire sans supprimer le rabais britannique.
Pour Pawel Herczynski, responsable des affaires européennes au ministère polonais des affaires étrangères, la relative impuissance des Dix tient à leur inexpérience. "Nous devons apprendre comment le système fonctionne, et le cercle des experts sur ces questions est réduit", estime ce haut fonctionnaire. Les nouveaux membres, qui connaissent généralement une vie politique agitée, donnent le sentiment d'improviser. Récemment, le président polonais, Lech Kaczynski, a proposé de créer une armée européenne adossée à l'Otan, suscitant une réaction embarrassée de son ministre de la défense, qui a expliqué que la suggestion n'avait pas été discutée par le gouvernement.
Cette improvisation se double d'un manque de relais au sein même des institutions, en dépit de la priorité donnée aux recrutements de fonctionnaires issus des nouveaux Etats membres. A ce jour, sur 25 000 fonctionnaires, la Commission a recruté 2 000 ressortissants originaires des Dix, mais rares sont ceux qui occupent des postes de haut niveau.
Philippe Ricard
Le Monde du 22.11.06.